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Les défis de l’IA pour le journalisme en Afrique

Laurence Dierickx

2025-01-18

Si les pays occidentaux ont été les premiers à expérimenter l’IA dans les rédactions, les pays du continent africain se trouve à un carrefour intéressant, où défis structurels et opportunités se rencontrent. Le potentiel des technologies de l’IA y est important pour le journalisme, offrant des outils  pour améliorer la collecte d’informations, le fact-checking, et la production de contenu. Cependant, son adoption et son utilisation rencontrent plusieurs défis spécifiques au contexte africain, allant d’une insuffisance de l’infrastructure numérique à la dépendance aux technologies du « Global North ».

L’intelligence artificielle (IA) désigne des systèmes ou des outils informatiques capables de simuler des comportements humains intelligents, tels que l’analyse de données, la prise de décisions, et l’adaptation à différents contextes. Chaque jour, des journalistes du monde entier utilisent des technologies de l’IA dans le cadre de leurs routines professionnelles : moteurs de recherche, réseaux sociaux, assistants vocaux s’appuient sur des technologies de l’IA. Leurs pratiques intègrent également la transcription automatique d’interviews, des résumés de notes, la correction orthographique, la traduction automatique, ou encore l’aide à la rédaction.

Les journalistes peuvent mobiliser trois types d’IA : prédictives, qui anticipent des résultats basés sur des modèles statistiques et historiques ; analytiques, analysant et interprétant les données pour en tirer des insights exploitables ; génératives, qui gèrent des contenus à partir de données d’entraînement. L’essor des IA génératives a alimenté l’idée que ces technologies peuvent transformer nos pratiques quotidiennes, souvent exagérée par le marketing. En 2025, le marché de l’IA pourrait atteindre 200 milliards d’euros, renforçant cette tendance.

Les technologies d’IA nécessitent un apprentissage à partir de vastes ensembles de données pour être efficaces. Ce processus d’entraînement est régulièrement délocalisé dans des pays africains, où les conditions de travail sont précaires et les salaires dérisoires. Aussi, des travailleurs en Kenyans ou Ougandais sont rémunérés entre 1 et 2,5 dollars de l’heure pour des tâches liées à l’entraînement des IA, telles que la modération et le filtrage de contenu pour Meta ou Open AI. Ces tâches incluent parfois le visionnage de contenus violents, y compris des scènes de décapitation. A Madagascar, certaines entreprises françaises externalisent ce travail de manière similaire, exploitant des salaires précaires tout en offrant peu d’opportunités d’évolution professionnelle.

Adapter la technologie aux contextes africains

Pour les rédactions du continent, l’IA est synonyme de nombreuses opportunités pour automatiser des tâches répétitives, personnaliser adapter des contenus, renforcer des capacités d’enquête, développer des outils spécifiques aux langues et contextes africains, ou encore optimiser des ressources limitées. En pratique, l’intérêt des journalistes est croissant mais cet enthousiasme est pondéré par un sentiment de ne pas être suffisamment équipé, que ce soit en termes de formation, compétences, ressources financières ou cadres déontologiques adaptés.

Les IA génératives semblent changer la donne, car l’accès n’est plus conditionné à des questions de compétence ou de budgets. Les journalistes découvrent ces outils de la même manière qu’en Europe, avec curiosité et en tâtonnant. Néanmoins, ces technologies soulèvent des inquiétudes quant à leur capacité à représenter les réalités des communautés locales, et leur capacité à bien interpréter des informations culturelles, sociales ou politiques spécifiques à un pays. De plus, les technologies sont souvent génériques et développées dans le « Global North », signifiant qu’elles ne sont pas forcément conçues et adaptées pour le continent africain.

Les technologies de l’IA représentent également une opportunité pour le journalisme d’investigation. En pratique, en mai 2024, le projet Dubawa, porté par le Centre for Journalism Innovation and Development (CJID) au Nigeria, a lancé un chatbot intégré à WhatsApp ainsi qu’une plateforme audio permettant de surveiller et retranscrire des programmes audio. Ces outils visent à renforcer les efforts de vérification des faits (fact-checking) en permettant aux journalistes de vérifier rapidement les informations véhiculées, en particulier sur les réseaux sociaux. En 2022, le média nigérian Dataphyte avait lancé Nubia, un outil d’IA conçu pour transformer des ensembles de données en alertes et rapports.

Au Kenya, des médias comme The Nation et Royal Media intègrent les technologies de l’IA pour analyser des données, et leurs rédactions ont également bénéficié de formations spécialisées. Des programmes de formation ont été organisés pour des journalistes du Kenya, de Somalie, et du Zimbabwe, souvent par des universités ou des ONG américaines et britanniques. Cependant, un problème majeur reste celui des outils d’IA qui peinent à reconnaître les langues et les réalités multiples du continent.

Au Zimbabwe, Alice, une présentatrice virtuelle lancée par CITE en septembre 2023, a pour objectif de moderniser la diffusion de l’information et de trouver de nouvelles manières d’engager le public. En exploitant les capacités de l’IA, Alice cherche à répondre aux besoins d’une population en quête de moyens modernes pour accéder à l’information, tout en introduisant une dimension interactive et personnalisée. Toutefois, elle  a suscité des réactions variées parmi le public (Ndlovu, 2024).

Entre espoirs et inquiétudes

Certains spectateurs ont d’abord cru qu’Alice était un être humain, ce qui a conduit à des frustrations lorsqu’elle a mal prononcé certains noms locaux. Des critiques ont également émergé concernant son manque de sensibilité culturelle et linguistique, perçu comme nuisible aux identités et cultures locales. Son prénom occidental a également été pointé du doigt. D’autres ont salué Alice comme un signe de progrès et d’innovation, la considérant comme l’avenir de la présentation des nouvelles et félicitant CITE d’avoir utilisé l’IA pour faire avancer le journalisme. Cependant, une grande partie du public a exprimé son mécontentement face à l’incapacité d’Alice à offrir une « touche humaine » dans sa présentation, notant que sa voix manquait de profondeur émotionnelle, rendant difficile la connexion avec le contenu. L’introduction d’Alice a également suscité des inquiétudes concernant la perte d’emplois pour les journalistes traditionnels.

L’introduction de l’IA dans le journalisme en Afrique suscite une série de préoccupations partagées par les professionnels des médias. Selon une étude menée par Mohammed et al. (2024), un certain nombre d’aspects éthiques sont au cœur des débats. Ainsi, 48% des répondants estiment que l’IA soulève des questions déontologique dans le journalisme. Cette inquiétude concerne principalement l’impact de l’IA sur la fiabilité, l’impartialité et la transparence de l’information. De plus, près de 30% des participants considèrent que l’IA n’a que peu ou pas d’effet sur la stabilité financière des organisations médiatiques, suggérant que les retombées économiques sont encore floues. Cependant, certains affirment que l’IA améliore les pratiques journalistiques (23%) et accroît la productivité des médias (18%).

L’IA, une alliée dans la lutte contre la désinformation

Selon l’Africa Center, les campagnes de désinformation visant à manipuler les systèmes d’information africains ont presque quadruplé depuis 2022, provoquant des conséquences déstabilisantes et antidémocratiques pour les sociétés africaines. Au moins 39 pays du continent ont été ciblés par des campagnes de désinformation spécifiques, et dans de nombreux cas, ces pays ont été attaqués à plusieurs reprises. Le rapport, publié en 2024, cible également la Russie et la Chine en tant que principaux pourvoyeurs de désinformation. Face à cette menace, l’intelligence artificielle (IA) émerge comme une solution prometteuse.

Le continent africain abrite plusieurs organisations dédiées au fact-checking, qui jouent un rôle essentiel dans la lutte contre la désinformation. Parmi les plus importantes, on trouve Africa Check. Fondée en 2012, elle est la première organisation indépendante de fact-checking en Afrique, avec des bureaux en Afrique du Sud, au Kenya, au Nigeria, au Sénégal et au Royaume-Uni. L’organisation PesaCheck, est quant à elle active dans douze pays d’Afrique de l’Est et de l’Ouest. Avec Africa Check et  quatre autres organisations de fact-checking actives sur le continent africain, Pesa Check est membre de l’International Fact-Checking Network (IFCN). Cette adhésion renforce la crédibilité et l’impact de ces organisations dans la lutte contre la désinformation.

En Afrique ou ailleurs dans le monde, les fact-checkers utilisent des outils s’appuyant sur des technologies de l’IA pour faire face au volume croissant d’informations à vérifier et à la rapidité de propagation des fake news. L’IA offre plusieurs avantages dans le processus de fact-checking : identification et catégorisation des informations, analyse de contenus pour évaluer la fiabilité, automatisation des tâches de vérification (images, données), détection d’erreurs, d’inexactitudes, détection d’images manipulées, détection d’images générées, etc.

Certaines initiatives africaines répondent spécifiquement aux besoins des fact-checkers du continent. Parmi elles, MyAIFactChecker, une plateforme lancée en 2024 par FactCheck Africa. Elle permet de vérifier rapidement l’authenticité des publications sur les réseaux sociaux et tout autre contenu numérique. Elle se distingue par une interface conviviale et la prise en charge d’un grand nombre de langues, dont l’anglais, le swahili, le français, l’arabe et les langues locales nigérianes. La plateforme offre également une fonctionnalité de recherche vocale, facilitant ainsi l’accès au fact-checking.

Selon Seck-Sarr (2023), bien que les initiatives de fact-checking en Afrique témoignent d’une forte volonté d’innovation, elles restent largement dépendantes des financements et des technologies des GAFAM. Aussi, les programmes de fact-checking sont soutenus par des financements des géants de la tech, tels que Google et Meta. Bien que ces partenariats soient nécessaires pour leur fonctionnement, ils renforcent la dépendance des initiatives africaines vis-à-vis de ces grandes entreprises, qui, paradoxalement, contribuent à la propagation des fausses informations qu’elles cherchent à combattre.

De nombreux défis à relever

L’introduction de l’intelligence artificielle (IA) dans le journalisme en Afrique présente un potentiel indéniable pour transformer la manière dont les informations sont collectées, analysées et partagées. Toutefois, son adoption est rendue difficile en raison d’une série de défis structurels et économiques. Parmi les principaux obstacles figure l’instabilité de l’approvisionnement en électricité, avec des coupures fréquentes perturbant l’utilisation des outils d’IA, ce qui rend leur application peu fiable dans de nombreuses régions du continent. De plus, le coût élevé des équipements numériques, notamment les smartphones, limite l’accès aux technologies IA, surtout dans les zones rurales où les infrastructures sont insuffisantes. En outre, la fracture numérique entre les grandes villes, mieux équipées, et les régions rurales, souvent laissées pour compte, accentue les inégalités d’accès aux outils technologiques. La dépendance aux solutions étrangères accentue encore ces inégalités en matière d’accès aux infrastructures numériques, car les solutions de Big Tech sont souvent inaccessibles à une large partie de la population africaine en raison des coûts ou de la connectivité limitée.

Outre ces défis logistiques, l’Afrique fait face à un manque crucial de données fiables et structurées nécessaires pour entraîner efficacement les systèmes d’IA. Le faible niveau de collecte de données, particulièrement dans les zones rurales, et l’accès restreint aux données publiques compliquent l’application de l’IA pour des analyses approfondies et des enquêtes de qualité. L’absence de systèmes robustes pour collecter, stocker et partager des données, combinée à des ressources financières insuffisantes pour financer les outils d’IA et les infrastructures associées, freine l’adoption généralisée de ces technologies.

À ces défis technologiques et infrastructurels s’ajoute un cadre juridique insuffisant, qui complique davantage l’adoption et l’utilisation responsable de l’intelligence artificielle (IA) en Afrique. Les législations actuelles en matière de protection des données personnelles sont largement obsolètes et ne garantissent pas une protection adéquate face aux risques inhérents à l’utilisation de l’IA, notamment la collecte massive et l’exploitation de données sensibles. De plus, la cybersécurité reste un enjeu majeur, car l’absence de régulations adaptées expose les pays africains à des cyberattaques, mettant en péril la sécurité des systèmes d’IA et la confidentialité des informations. Le cadre juridique est également incomplet en ce qui concerne l’accès et l’utilisation des données publiques, avec des lois encore trop floues et restrictives. Cette situation freine non seulement l’innovation, mais limite aussi la transparence nécessaire pour un journalisme basé sur l’IA.

De plus, l’absence d’institutions de recherche spécialisées dans l’IA en Afrique empêche le développement de solutions locales adaptées aux réalités du continent. La crainte de voir l’Afrique colonisée numériquement par l’IA est bien réelle. Les pays du continent sont ainsi confrontés à un dilemme : pour préserver une forme de souveraineté numérique, ils doivent maîtriser l’utilisation de l’IA, sans quoi ils risquent de se retrouver dépendants des solutions imposées par des multinationales étrangères. Cela soulève l’enjeu crucial de l’émancipation technologique, qui passe par la création d’infrastructures locales et la formation de compétences adaptées.

Mais avec 70% de sa population âgée de moins de 30 ans, l’Afrique se positionne comme un territoire clé pour exploiter le potentiel de l’IA. Selon l’Union africaine, l’IA pourrait générer entre 110 et 220 milliards de dollars par an pour les économies africaines, tout en stimulant l’innovation et en créant des emplois.  Plusieurs pays africains ont d’ailleurs déjà mis en place des stratégies nationales de développement de l’IA, reconnaissant son importance stratégique et économique, et des pays comme Maurice, l’Égypte, l’Afrique du Sud et la Tunisie se classent parmi les mieux préparés pour l’adoption de l’IA en Afrique.

 


 

Bibliographie

 

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