Traduction d’une interview à propos de l’impact de la production automatisée d’informations sur l’emploi des journalistes.
Les journalistes vont-ils perdre leur job ?
Il faut garder à l’esprit que ce phénomène se développe en Europe de l’Ouest dans un contexte particulièrement difficile pour les médias, ce qui n’est pas sans impact sur les journalistes depuis des années (précarité des freelances, carrières courtes …). C’est aussi une composante de la « 4e révolution industrielle », caractérisée par la transformation de l’ensemble du monde du travail. Selon des études prédictives, 1 emploi sur 2 serait en danger dans les 20 prochaines années. Les journalistes ne seraient pas les plus concernés par rapport aux employés ou aux vendeurs. Les estimations sont peu nombreuses : 8,25% en Belgique (ING, 2015), 32% pour l’ensemble du secteur de l’information et de la communication en Wallonie (IWEPS, 2017), 17% pour l’ensemble du secteur créatif en Allemagne (McKinsey 2017). D’autres études prospectives disent que les journalistes seraient plus concernés (International Data Corporation 2016 et Ericsson 2017) mais, dans le même temps, toutes ces études soulignent que les emplois impliquant des relations humaines seraient préservés. Si les tâches les plus répétitives peuvent être automatisées dans le journalisme, il est impossible de créer une technologie qui remplace la part humaine importante du travail du journaliste, tels que la relation avec les sources, les opinions, l’analyse contextuelle approfondie, l’investigation ou la définition de la valeur de l’information. La technologie peut imiter un journaliste humain mais ne peut pas le remplacer.
Le robot journalisme est-il réellement une menace pour les journalistes ?
Jusqu’à présent, nous n’avons aucune trace de pertes d’emplois qui seraient due de l’automatisation. Les journalistes pigistes pourraient être les plus touchés, mais un seul cas m’a été signalé depuis le début de ma recherche académique. Il n’était d’ailleurs pas certain que cela soit totalement lié à l’automatisation car les choix éditoriaux sont également importants à prendre en compte. Les journalistes qui travaillent dans les agences de presse pourraient aussi être fragilisés car c’est principalement dans ce secteur que l’automatisation de la production d’informations est en croissance mais aucune d’entre elles n’entend clairement supprimer des emplois. Axel Springer, CEO d’éditeurs allemands, a récemment déclaré qu’il n’y avait aucune menace pour le travail de journaliste. Mais les craintes sont compréhensibles en raison du contexte de développement de ces technologies. Au passage, il n’est pas vraiment juste de parler de « robot journalisme ». Ce n’est pas du tout du journalisme. Il s’agit de technologies qui permettent de transformer des données en textes ou en tout autre type de représentation. Les principaux acteurs de ce secteur sont des start-ups technologiques qui emploient des linguistes et des ingénieurs. Et elles ne se revendiquent pas comme des médias. Les médias sont des clients parmi d’autres mais ils sont les plus visibles. Claude de Loupy, CEO de Syllabs en France, souligne que les technologies développées par son entreprise ne sont pas du robot journalisme mais de la rédaction automatisée. Personnellement, je préfère parler de la production automatisée d’informations, qui est plus précise pour décrire ces logiciels ou processus algorithmiques.
Les journalistes ont-ils besoin d’acquérir de nouvelles compétences ?
La production automatisée d’informations peut être considérée comme la continuation de l’automatisation dans les salles de rédaction et comme celle des pratiques de journalisme axées sur les données. Si les journalistes ne peuvent pas rivaliser avec ces systèmes, qui seront toujours plus rapides, ils peuvent en tirer parti pour leurs enquêtes ou pour soutenir leurs routines quotidiennes. C’est d’ailleurs le sens de ma recherche, qui s’appuie sur deux études de cas en Belgique. Dans la première étude, j’ai observé que si la technologie donne la matière première aux journalistes, ceux-ci n’ont pas forcément besoin d’acquérir de nouvelles compétences. Le système fait le travail pour eux. Dans le second cas, il s’agit de tâches répétitives déjà réalisées par des journalistes. Cela leur permet de dégager du temps pour d’autres tâches. Mais dans le domaine académique, il y a des voix qui plaident pour que les journalistes apprennent la « pensée computationnelle » (computational thinking) ou la « pensée conceptuelle » (design thinking).
Que devrait-on attendre des entreprises de presse ?
Il y a, pour l’instant, comme une injonction à l’innovation dans les médias. Mais attention aux buzz words… Tout d’abord, toute innovation a un coût. Deuxièmement, il n’y a aucun intérêt à innover simplement parce que c’est une mode. Mais il est un fait que ces développements technologiques peuvent soutenir les journalistes pour leurs enquêtes ou leurs routines quotidiennes. De grandes enquêtes journalistiques n’auraient d’ailleurs pas pu avoir lieu sans l’apport de technologies pour automatiser l’analyse ou le traitement. Il ne faut pas non plus perdre de vue les attentes des audiences. Le bon journalisme ne concerne pas la technologie. Les opportunités offertes par les technologies ne peuvent pas masquer que l’amélioration des conditions de travail, en particulier pour les indépendants, reste la première condition pour améliorer la qualité du journalisme. Il ne faut pas perdre de vue ce que le public attend d’un média d’information. De plus, si l’innovation et l’IA peuvent soutenir un journalisme de qualité de plusieurs façons, les besoins des utilisateurs ne sont pas toujours rencontrés. Par exemple, en France, Nice Matin a mené une expérience de chatbot qui fut un échec, principalement en raison de la distorsion entre la conception du système et les attentes du public
Connaissez-vous des bonnes / mauvaises pratiques qui se produisent en ce moment ?
Plusieurs cas intéressants sont observés en Europe. NTB, l’agence de presse norvégienne, a commencé à automatiser les contenus pour étendre sa couverture médiatique sportive. Le but était de faire quelque chose qui ne se faisait pas auparavant. En Suède, les expériences menées par MittMedia dans le domaine de l’automatisation montrent un support aux journalistes dans leurs routines quotidiennes, en les libérant de tâches chronophages ou en les alertant sur des sujets d’actualité. En Finlande, les journalistes disent qu’ils sont heureux de travailler avec une machine en raison des avantages pour leur travail. Au lieu de considérer les technologies d’automatisation comme des adversaires, pourquoi ne pas en tirer parti et en faire des alliées ? Nous avons maintenant suffisamment d’exemples qui démontrent que cela fonctionne. Mais au contraire d’un processus algorithmique, les intentions humaines sont caractérisées par leur imprévisibilité… N’oublions pas que derrière toute technologie, il y a des humains qui vont prendre des décisions et concevoir les processus. De cette manière, les meilleures pratiques consisteraient à associer les journalistes à ces processus. Ce serait aussi un moyen de démystifier la complexité de la technologie ainsi que son opacité. La pire pratique est de ne pas mentionner que le contenu (texte ou vidéo) est généré de manière automatique. Chaque jour, nous pouvons être exposés à des contenus automatisés sans le savoir. Il ne s’agit pas du droit de savoir. C’est une question de confiance entre les médias et leurs publics, entre les médias et leurs journalistes.