Le développement des technologies d’automatisation de la production d’informations met en relief cette longue histoire de relations ambigües qu’entretiennent les journalistes avec les technologies, les considérant tantôt comme des adversaires les plaçant sous pression, tantôt comme des alliées au service du développement de leurs compétences ou du travail d’enquête. Les technologies informatiques sont devenues les conditions matérielles du travail des journalistes, en raison du développement de récits interactifs publiés en ligne nécessitant des connaissances techniques et d’un intérêt accru pour une approche journalistique s’appuyant sur des données numériques (McCosker & Milne 2014).
Un journalisme d’excellence
C’est d’ailleurs sur ce terrain que sont nées les premières expériences d’une collaboration homme-machine fructueuse, d’abord avec le journalisme de précision, dans les années 1970, puis avec le journalisme assisté par ordinateur, dans les années 1980 (DeFleur 1997, Cox 2000). Jusqu’au début des années 2000, celles-ci se déployèrent essentiellement sur le terrain du journalisme d’investigation (Gynnild 2013). Ces pratiques, liées à un imaginaire d’excellence, furent portées pendant près de trois décennies par une poignée de journalistes passionnés qui exploitèrent les possibilités offertes par les ordinateurs et les bases de données informatisées. Malgré la reconnaissance du travail de ces pionniers, ce phénomène restera marginal, principalement pour deux raisons : la première est à trouver dans la résistance des journalistes à l’utilisation de nouvelles technologies, et la seconde, dans le temps et l’obstination nécessaires pour conduire un projet de journalisme au long cours (Maier 2000).
A l’entame des années 1990, l’utilisation de l’ordinateur dans le cadre des processus de production journalistique variera en fonction de la complexité des tâches à effectuer et concernera essentiellement des dispositifs de collecte d’informations (Garrison 2001). Avec l’arrivée du World Wide Web dans le domaine public, la diffusion des innovations technologiques dépendra tant des formations organisées en interne au sein des entreprises de presse, que du soutien au développement de moyens permettant de créer une « masse critique d’utilisateurs » (Maier 2000). Cela étant, la quasi-totalité des rédactions a été informatisée et l’ordinateur fait désormais partie du quotidien de l’activité journalistique – via le traitement de texte, la production assistée par ordinateur (PAO, qui désigne les logiciels de mise en page), la consultation de bases de données et de courrier électronique –, dans des usages individuels et collectifs (Pélissier & Romain 1998). Malgré le potentiel de ressources que les technologies du web représentent pour les journalistes, leur adoption sera lente mais progressive (Bardoel & Deuze 2001).
Des journalistes sous pression
Dès les années 2000, la plupart des grands médias d’information se sont dotés d’un site web et les audiences en ligne se comptent en millions d’internautes. Au chevet de ces évolutions, les milieux académiques s’intéressent à l’émergence de nouvelles pratiques et compétences au sein de la profession journalistique et les recherches traitant du journalisme en ligne se multiplient (Deuze 2003). Il sera notamment observé que les politiques de convergence, induites par une logique multisupport, véhiculent des représentations plutôt négatives parmi les journalistes. Elles suscitent des inquiétudes quant à la qualité des productions des journalistes, lesquels disposent de moins en moins de temps pour satisfaire leurs pratiques professionnelles.
L’augmentation des charges de travail, couplée à une pression temporelle accrue ainsi qu’à une exigence d’acquisition de nouvelles compétences, constituent un frein à l’usage des nouvelles technologies (Maier 2000). Il sera aussi souligné que l’adoption de nouvelles idées, technologies et pratiques relèvent d’un processus qui nécessite du temps (Garrison 2001). Dans le même temps, les pratiques multimédias pourront également être perçues comme susceptibles de jouer un rôle moteur dans le développement d’une carrière personnelle (Singer 2004).
Nouveaux outils et nouvelles formes de collaboration
Les techniques d’enquête relevant d’une approche par données vont alors bénéficier de nouveaux outils performants, et les rédactions seront de plus en plus nombreuses à y recourir. On parle alors de journalisme de données pour désigner un processus par lequel les journalistes utilisent des données numériques en tant que matériau de base à l’information (Dagiral & Parasie 2012, Plesner 2009, Gynnild 2013). Le journalisme de données est perçu comme une manière de retisser un sentiment de confiance entre les journalistes et leurs audiences, en s’appuyant sur la technologie, l’analyse des données et le mythe selon lequel les données vont permettre de réaliser des objectifs de vérité, de précision et d’objectivité (Sandoval-Martín & La-Rosa 2018).
En raison de la diversité des compétences nécessaires à sa pratique, des coopérations commenceront à voir jour entre journalistes et acteurs du monde de l’informatique (Henninger 2013, Dymytrova 2018). De nouvelles tensions vont alors apparaître, en raison de cultures professionnelles induisant des vues différentes sur la nature du journalisme et de ses processus, où la transparence est une notion abordée de manière distincte par des développeurs souvent issus des communautés du logiciel libre (Lewis & Usher 2014). Pour autant, la dépendance entre journalistes et développeurs semble plus forte que les différences entre leurs cultures de travail (Karlsen & Stavelin 2014).
Journalisme informatique et journalisme algorithmique
Dès la fin des années 2000, les pratiques hybrides combinant algorithmes, données et techniques issues des sciences sociales participeront à l’émergence du journalisme computationnel (Hamilton & Turner 2010). Cette locution se réfère à des pratiques hybrides telles que l’exploration, l’extraction et la visualisation de données, l’analyse statistique et la génération automatique de textes en langue naturelle. De la collecte au traitement de l’information, l’ensemble des processus journalistiques sont ainsi concernés. Ces nouvelles pratiques s’inscrivent dans le respect de valeurs fondamentales du journalisme que sont la précision, l’immédiateté et la vérifiabilité (Graefe 2016).
Certains chercheurs préfèreront parler de journalisme algorithmique pour désigner l’utilisation d’algorithmes codés automatisant certains processus auparavant pris en charge par des éditeurs ou des journalistes (Weber & Kosterich 2017). Le journalisme algorithmique repose sur deux piliers : des logiciels extrayant automatiquement de nouvelles connaissances à partir de silos de données, et des algorithmes qui transforment automatiquement ces nouvelles connaissances en histoires lisibles par des êtres humains. Cela étant, ces processus ne se produisent pas sans intervention humaine : derrière tout programme informatique, se trouve toujours un humain qui y traduira des intentions et des valeurs (Gillespie 2014, Kraemer & al. 2011). Le rôle de l’humain dans la création de contenus est donc ici devenu indirect (Napoli 2014), le code informatique remplissant désormais une fonction éditoriale à part entière (Weber & Kosterich 2018).
Résistances
L’histoire des relations entre journalistes et objets informatiques montre également que celles-ci ont souvent été caractérisées par une résistance au changement en général, et à la technologie en particulier. En s’invitant dans leurs pratiques, les technologies numériques ont tant modifié les processus éditoriaux que les routines professionnelles des journalistes, qui ont dû s’adapter à de nouveaux défis. La résistance dont les journalistes ont fait preuve peut être considérée comme une forme de résistance culturelle (Proulx 1994, Boudokhane 2006) ou comme un refus du changement (Ram 1987, Deuze 2005), que ce soit en termes professionnels, idéationnels ou organisationnels, dès lors que les innovations technologiques les placèrent sous contraintes.
Références
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