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Les dix tâches du journaliste sans Gutenberg

14 février 2019

En juin 2012, Bruno Patino, aujourd’hui directeur éditorial d’Arte et directeur de l’Ecole de journalisme de SciencesPo, était de passage à Bruxelles, à l’invitation de la Fédération européenne des journalistes (FEJ). Il y avait notamment défini les dix tâches caractérisant les professionnels de l’information dans un contexte numérique. Voici une exhumation d’une partie du compte-rendu réalisé, à l’époque, pour feu « Le blog multimédia » : six ans et demi plus tard, ont-elles fondamentalement changé ?


1. La veille

« Cette tâche la plus élémentaire s’est étendue à l’univers numérique. Quand on me pose la question : les journalistes doivent-ils être présents sur Twitter ? Je ne vois pas, aujourd’hui, comment être en veille par rapport à une information sans suivre ce qui se passe sur ce réseau-là. »

2. La vérification de l’information

« Là aussi, rien de neuf mais aujourd’hui, il y a les 3 C que vous devez vérifier : le contenu, le contexte et le code. Lorsqu’une information circule dans un univers de microbloguing, ce sont trois choses qu’il faut absolument vérifier pour être sûr de sa validité. »

3. La maîtrise du langage vidéo

« De plus en plus, il faut arriver à maîtriser le langage de la vidéo, qui n’est pas forcément le langage audiovisuel. En France, la moitié des contenus qui circulent sur l’internet mobile sont des vidéos. »

4. Le secrétariat de rédaction.

« Toute page publiée sur internet comporte du texte. Mais tout code publié sur internet comporte du texte également et la façon dont vous mettez en forme ce texte-là est très importante pour les moteurs de recherche. Le fait d’avoir une capacité de distinguer un texte par la qualité dans laquelle il est édité au sens large du terme est un grand retour d’une tâche journalistique. »

5. L’engagement

« L’effet qu’on produit à un moment donné sur l’audience se traduit par un engagement de cette audience : les réactions, le fait de partager dans son réseau social ce qu’on a lu… Petit à petit, les journalistes ont commencé à gérer leur propre audience et leur propre communauté pour être sûrs que ce soit bien partagé. Cette tâche, qui consiste être attentif à l’effet que l’on produit sur l’audience, est extrêmement importante. »

6. La maîtrise des interfaces

« Je fais partie des gens qui ont toujours pensé que la forme et le fond étaient intrinsèquement liés. Si les journalistes abandonnent le champ de l’interface de lecture ou de consultation, ils abandonnent quelque chose de très important dans la façon dont l’information va être comprise et contextualisée. On voit bien comment des tas de rédactions essaient d’intégrer des développeurs et comment, dans des écoles de journalisme, on commence à apprendre le code informatique comme étant un langage important. »

7. Le journalisme de données

« C’est-à-dire la capacité à un moment donné à analyser et de rendre visibles des données. »

8. Le référencement

« Ce n’est pas parce que vous publiez quelque chose que les gens en prendront connaissance : encore faut-il qu’ils la trouvent sans la chercher. Il faut donc que ce soit bien référencé. Etre journaliste, c’est être forcément lu. Pour être lu dans l’univers numérique, il faut être trouvé et donc bien référencé. »

9. La fonction d’éditeur

« On peut l’appeler rédacteur en chef ou chef d’édition, mais l’éditeur c’est celui qui va justement réussir à organiser le travail de gens qui sont sur de multiples supports, qui basculent entre les réseaux sociaux, leur média de masse, qui gèrent la temporalité du temps réel et du temps décalé. Je constate que, dans les écoles de journalisme, on forme des journalistes et pas des rédacteurs en chef. Pour moi, être rédacteur en chef numérique ou être journaliste, ce n’est pas tout à fait la même chose et ça ne demande pas forcément les mêmes qualités. On a un très fort déficit de gens qui ont cette capacité d’être éditeur-rédacteur en chef dans cet univers-là. »

10. Le journaliste sans rédaction

« On se demande si on ne va pas avoir non pas des journalistes sans journaux mais des journalistes sans rédaction. Une partie des journalistes – et je ne parle pas de gens qui seraient précaires – choisit à un moment donné d’être journaliste sans rédaction, en travaillant de temps en temps sur plusieurs titres, plusieurs médias, sans être cumulards, en développant leur propre sphère d’activité qu’ils arrivent eux-mêmes à financer. Cette tendance-là, on peut soit la regretter, soit s’en féliciter, ce n’est pas mon propos ici, mais je vous invite à ne pas la nier. A mon avis, l’organisation des rédactions telle qu’on l’a connu va se modifier de manière extraordinairement importante dans les années qui viennent. Je n’ai pas de boule de cristal mais je pense que le corps collectif plutôt compact des rédactions va se modifier de façon structurelle suite à l’addition des tâches que je viens de vous mentionner. »

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