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L’IA générative, ou l’illusion de la disruption dans le journalisme

Laurence Dierickx

2025-06-15

Malgré l’engouement suscité par l’IA générative, son impact sur le journalisme reste largement surestimé. Présentée comme une rupture technologique majeure, elle ne remet pourtant pas en cause les fondements du travail journalistique : enquêter, contextualiser, hiérarchiser, vérifier. Les usages réels de ces outils dans les rédactions s’inscrivent davantage dans une logique d’assistance que de remplacement. Ces dix arguments suivant déconstruisent l’idée reçue de « disruption » en interrogeant concrètement l’impact réel des IA génératives sur le journalisme.

1. Le potentiel de l’IA générative est souvent surestimé en raison du battage médiatique, des idées fausses techniques et d’un manque de nuances quant à leurs capacités et usages avérés. La véritable disruption vient des attentes que envers les IA génératives, souvent déconnectées de ses possibilités et limites.

2. La cohérence institutionnelle du journalisme repose sur trois piliers : la vérification des faits, le jugement éditorial et la responsabilité des auteurs. Des outils comme ChatGPT peuvent produire des textes plausibles en surface, mais ils ne remettent pas en cause la structure profonde du journalisme, à moins que les humains ne décident eux-mêmes de s’en détourner, en substituant ces outils au travail journalistique.

3. Les cas d’usages journalistiques des IA génératives convergent davantage vers l’assistance que dans la substitution. Si la transcription, le résumé et le support de code de base peuvent améliorer les flux de travail, ils ne remplacent pas le travail éditorial ou d’investigation de base. Ces tâches pourraient tout aussi bien être prises en charge par d’autres types de modèles (non génératifs), parfois plus adaptés. Ce qui change la donne, ce n’est pas tant la technologie elle-même que son accessibilité : la promesse d’une interface conviviale, accessible sans compétences techniques, tend à masquer les limites structurelles de ces outils.

4. Les systèmes d’IA générative ne comprennent ni l’éthique, ni la vérité, ni les conséquences, ni les intentions, ni les objectifs. Leurs productions sont entièrement façonnées par les données fournies par les humains, les choix de conception des entreprises et les cadres juridiques qui les encadrent. Même dans des flux de travail augmentés par l’IA générative, les normes éditoriales et l’éthique journalistique demeurent les fondements incontournables du métier.

5. L’idée selon laquelle l’IA générative « complexifie la définition du métier de journaliste » est spéculative. La plupart des fonctions journalistiques restent sous le contrôle éditorial humain. Comme l’a souligné Barbie Zelizer, la recherche scientifique néglige trop souvent ce qui reste stable dans le journalisme face aux évolutions technologiques.

6. Les institutions s’appuient sur des normes stables, une responsabilité partagée et un sentiment d’identité professionnelle. Cependant, les systèmes d’IA génératives tels que ChatGPT et Sora sont des produits émanant d’entreprises commerciales caractérisées par des investissements massifs, et non des acteurs sociaux ou des institutions.

7. L’idée de qualifier l’IA générative d’« institution » est fragile. Cette approche néglige la dépendance de l’IA générative à l’action humaine et renforce une forme de techno-mysticisme qui occulte le fait que le pouvoir appartient aux entreprises technologiques et aux propriétaires de plateformes, pas aux usagers-utilisateurs finaux.

8. L’IA générative n’est pas exempte de biais. Elle hérite et amplifie les biais présents dans ses données d’entraînement. Par conséquent, elle ne peut pas répondre de manière fiable aux normes épistémiques ou éthiques d’un journalisme responsable.

9. Il est n’est pas correct d’assimiler expérimentation et transformation. L’adoption et l’intérêt précoces pour l’IA générative n’entraînent pas nécessairement de bouleversements institutionnels. Le journalisme a toujours adopté les nouvelles technologies tout en restant fidèle à ses principes fondamentaux, et ceci ne fait pas exception.

10. Une grande partie du discours actuel est conceptuel ou spéculatif. C’est pourquoi des études longitudinales et empiriques sont nécessaires pour retracer l’évolution des pratiques des rédactions, de l’autorité décisionnelle et de la confiance du public. Sans évidences scientifiques, la disruption n’est rien de plus qu’un narratif.

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