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Q&A. Stratégies de captation de l’attention sur les réseaux sociaux

Laurence Dierickx

2025-04-19

Sur les réseaux sociaux, l’économie de l’attention exploite les comportements numériques pour maximiser l’engagement. En adoptant une approche critique et des usages réfléchis, il est possible de résister à cette pression constante, ce qui passe par une meilleure éducation aux médias numériques.

Dans le cadre de son numéro consacré aux réseaux sociaux, le webzine PRISME, créé et géré par les étudiants de l’Université Libre de Bruxelles, a sollicité une interview sur « les techniques d’alpagage  : algorithme et scrolling, et les stratégies mises en place pour capter notre attention ». Mes réponses à leurs questions étaient bien plus longues que ce qui en a été retenu – ce qui est la règle du jeu dans une interview filmée faisant l’objet d’un montage – voici donc l’entretien dans sa version intégrale.

1. Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les « techniques d’alpagage » dans le contexte des réseaux sociaux ? Comment les algorithmes sont-ils utilisés pour capter notre attention ?

Les réseaux sociaux sont fondés sur une économie de l’attention, qui vise à maximiser le temps passé sur la plateforme, considérant que plus une utilisatrice ou un utilisateur y reste longtemps, plus elle ou il sera exposé à des messages publicitaires. Les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation première de créer du lien social. Il s’agit bien d’un prétexte pour générer du trafic et donc des revenus. Les techniques utilisées varient d’une plateforme à l’autre mais on retrouve de nombreux points communs comme la mise en avant des contenus les plus récents et des contenus qui génèrent le plus de ‘like’ et de partages. Sur Facebook, par exemple, une plus grande importance est accordée aux réactions et commentaires. Sur LinkedIn, les likes, commentaires et partages sont utilisés pour calculer un score d’engagement des utilisateurs qui va contribuer à élargir les audiences des individus. Sur Instagram, un système de classement rapide permet d’établir une liste des meilleurs comptes.

Ces différentes plateformes utilisent ce que l’on appelle des algorithmes de recommandation pour mettre du contenu en avant, et ces algorithmes sont susceptibles d’évoluer ou de changer radicalement en quelques mois. Par exemple, l’algorithme de X est régulièrement modifié, notamment sous l’impulsion d’Elon Musk, rendant son fonctionnement imprévisible et sujet à des ajustements fréquents. Cette instabilité illustre bien à quel point les réseaux sociaux ne sont pas neutres : ils façonnent activement ce que nous voyons, influençant nos interactions et nos perceptions du monde numérique.

Dans ce contexte, les techniques d’alpagage consistent en une approche stratégique qui vise à optimiser la présence en ligne des marques. On se trouve donc dans une logique de marketing selon laquelle les marques souhaitent tirer parti des dizaines de milliers d’utilisateurs des réseaux sociaux, sans acheter directement de la publicité aux plateformes ou en combinaison avec des campagnes publicitaires.  L’idée qui sous-tend cela est de créer des contenus adaptés à chaque plateforme pour susciter l’engagement de différents types d’audiences. Cela peut inclure la publication de contenus aux moments où l’engagement est le plus élevé, basé sur l’analyse des données du compte pour définir des pics d’audience par exemple, ou mettre en place des stratégies de hashtags populaires et de niche pour augmenter la portée des publications. Dans les techniques utilisées, on peut aussi trouver l’incitation à l’interaction via des sondages ou des concours, pour déclencher un engagement actif. Toutes ces techniques visent donc à travailler en synergie avec les algorithmes des réseaux sociaux pour maximiser la visibilité et l’engagement des marques en ligne. En même temps, elles sont loin d’être anodines car elles s’insèrent dans un modèle où l’utilisateur est considéré comme un produit qu’il s’agit de séduire par tous les moyens. Chaque interaction nourrit les algorithmes, renforçant potentiellement la dépendance des utilisateurs et leur exposition aux marques.

2. En quoi les algorithmes de recommandation sur des plateformes comme Instagram, TikTok ou YouTube diffèrent-ils de ceux des réseaux sociaux plus classiques comme Facebook ou X ?

Comme je viens de l’expliquer, chaque réseau social a sa propre logique de recommandation de contenus. Et il est vrai que les algorithmes de recommandation d’Instagram, TikTok et YouTube diffèrent significativement de ceux des réseaux sociaux plus traditionnels comme Facebook ou X.

TikTok utilise un algorithme sophistiqué pour sa page « For You », qui analyse en profondeur le comportement et les préférences de l’utilisateur pour offrir du contenu personnalisé. L’algorithme d’Instagram s’appuie sur un algorithme qui prend en compte les interactions de l’utilisateur sur l’ensemble de la plateforme. YouTube Shorts bénéficie du système de recommandation de YouTube, qui met en avant le contenu populaire.

Sur le plan de la découverte, l’algorithme de TikTok est conçu pour favoriser la découverte de nouveaux créateurs, permettant même à des utilisateurs inconnus de devenir viraux rapidement. Tandis que Instagram et YouTube tendent à privilégier le contenu des comptes que l’utilisateur suit déjà, bien qu’ils intègrent de plus en plus de contenu suggéré.

Sur TikTok, le temps de visionnage est le facteur le plus important, suivi par les partages, les sauvegardes, les commentaires et les likes. Instagram prend en compte divers signaux comme la récence des posts, les interactions passées, et le type de contenu préféré par l’utilisateur.

À l’inverse, les algorithmes de Facebook et X sont historiquement orientés vers les interactions sociales et les relations existantes. Facebook favorise le contenu des amis, des groupes et des pages suivies, bien qu’il propose également du contenu suggéré en fonction des centres d’intérêt. X, de son côté, mélange les contenus des abonnements avec des publications populaires, et son algorithme fait l’objet d’ajustements fréquents.

Cela dit, toutes les plateformes ajustent en permanence leurs algorithmes afin de maximiser l’engagement des utilisateurs, et rester compétitives. Par exemple, Instagram envisage de modifier son algorithme pour  adopter une approche similaire à celle de TikTok. De même, face à la montée en puissance de BlueSky aux États-Unis, Mark Zuckerberg a revu le fonctionnement de Threads pour mieux s’adapter à la concurrence.

3. Le scrolling infini est devenu une fonctionnalité omniprésente sur les réseaux sociaux. Comment cette technique influence-t-elle notre comportement et notre manière de consommer le contenu ?

Le scrolling infini est devenu une caractéristique centrale des réseaux sociaux, et cela influence les comportements et la consommation de contenus de plusieurs manière. D’une part, il va y avoir une immersion continue dans le cadre d’une expérience utilisateur favorisant la fluidité puisqu’on n’a pas d’interruptions pour recharger des pages. Les études dans ce domaine montrent d’ailleurs que cela fonctionne, les utilisateurs passent bien plus de temps sur les sites qui utilisent du scrolling infini.

Cependant, cette conception a aussi des effets moins positifs. Elle encourage un mode de consommation rapide et passif, où les utilisateurs scannent le contenu plutôt que de le lire attentivement. Cela peut entraîner une baisse de l’attention et une rétention plus faible des informations. Sur le plan psychologique, et bien que cela dépasse mon domaine d’expertise, plusieurs recherches suggèrent que le scrolling infini peut renforcer des comportements addictifs en créant une illusion de connaissance : on a l’impression d’apprendre ou de découvrir en permanence, alors que l’assimilation réelle reste superficielle. Une exposition prolongée à ce type de navigation peut être associée à une fatigue cognitive, une augmentation de l’anxiété, voire une forme de lassitude émotionnelle.

Malgré ces risques, les plateformes continuent à privilégier le scrolling infini, car cela s’inscrit pleinement dans leur stratégie d’économie de l’attention. Plus les utilisateurs restent captifs, plus ils sont exposés aux contenus sponsorisés et aux recommandations algorithmiques, renforçant ainsi la rentabilité du modèle.

4. Les notifications jouent un rôle clé dans notre interaction avec les réseaux sociaux. Quelle est l’efficacité de ces notifications pour maintenir l’engagement des utilisateurs, et quels sont leurs effets à long terme ?

Les notifications font partie des stratégies utilisées par les plateformes et réseaux sociaux pour capter l’attention. Là aussi, cela s’appuie sur l’étude de mécanismes psychologiques et comportementaux où la notification peut être considérée comme une récompense de l’utilisatrice ou de l’utilisateur. On peut aussi voir cela comme une flatterie, un jeu avec l’égo car la notification intervient généralement lorsqu’il y a une interaction. De plus, les notifications sont aussi adaptées aux préférences des personnes, toujours en vue d’augmenter le temps passé à l’écran. Des études ont montré que les notifications fragmentent l’attention, et réduisent la capacité de concentration et même la productivité. Là aussi, il y a un risque d’engendrer de l’anxiété et du stress en raison d’une exposition excessive. Un autre risque est que les utilisatrices et utilisateurs deviennent perméables aux notifications, ce qui a pour corollaire de réduire leur impact et nécessiter des stratégies plus agressives.

5. Selon vous, quel est l’impact de ces techniques sur notre bien-être mental ? (Y a-t-il des conséquences sur notre concentration ou notre état émotionnel ?)

Je pense tout d’abord que nous ne sommes pas tous égaux face à ces différentes stratégies. Lorsqu’on est bien informé et que l’on adopte une approche critique, on y est beaucoup plus résistant. À mon sens, les personnes les plus jeunes et les plus âgées sont particulièrement vulnérables à ces techniques, ce qui pose un véritable enjeu de société. Chez les plus jeunes, l’exposition prolongée aux réseaux sociaux peut favoriser des états de dépendance difficiles à surmonter, impactant la concentration, le bien-être mental et même l’estime de soi, notamment en raison de l’usage massif des filtres sur TikTok, qui altèrent la perception de l’image de soi.

Du côté des personnes plus âgées, cela peut les rendre plus sensibles aux techniques de manipulation, qu’il s’agisse d’achats impulsifs ou d’arnaques en ligne. À mon avis, les médias et les institutions ne jouent pas encore suffisamment leur rôle en matière d’éducation numérique. Il est essentiel d’apprendre aux citoyens à développer un regard critique face à ces plateformes et à prendre du recul sur les contenus qu’elles véhiculent. Car il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux ne sont qu’une représentation tronquée et souvent idéalisée du monde réel, ce qui peut, paradoxalement, accentuer le sentiment de solitude plutôt que le réduire.

6. Les créateurs de contenu et les marques utilisent des stratégies pour capter l’attention des utilisateurs. Quelles sont les tactiques les plus courantes qu’ils emploient pour se démarquer dans un flux saturé d’informations ?

Les créateurs de contenu et les marques déploient diverses stratégies pour capter l’attention des utilisateurs dans un flux saturé d’informations. Parmi les tactiques les plus courantes, on retrouve des formats courts visant à éveiller la curiosité et à inciter au clic. L’exploitation des tendances et des algorithmes joue également un rôle clé, les marques et influenceurs s’appuyant sur les musiques, challenges et hashtags viraux pour maximiser leur visibilité. L’appel à l’émotion est une autre approche répandue, car les contenus suscitant des réactions fortes, qu’il s’agisse d’humour, de surprise ou d’indignation, sont favorisés par les algorithmes. Cela dit, ces stratégies sont surtout efficaces auprès des personnes qui consomment passivement du contenu sans recul critique. Plus on développe une approche raisonnée des réseaux sociaux et que l’on analyse les intentions derrière les contenus, plus on devient conscient des techniques de captation de l’attention. Enfin, maintenir un équilibre avec des interactions sociales réelles permet aussi de ne pas se laisser absorber par ces univers virtuels souvent superficiels.

7. En tant qu’experte, quelles solutions ou régulations pensez-vous qu’il serait nécessaire d’implémenter pour équilibrer l’utilisation des réseaux sociaux tout en protégeant notre attention et notre bien-être ? 

Tout d’abord, cela dépend toujours de l’individu et de ses objectifs lorsqu’il utilise les réseaux sociaux, car chaque plateforme a ses propres finalités et publics. Toutefois, la première chose à faire est d’adopter une approche raisonnée. Cela signifie être conscient de ses habitudes de consommation, de ses usages, et de limiter son temps d’exposition. Il est également important de réapprendre à revenir à d’autres formes de loisirs, loin de l’économie de l’attention qui domine les écrans mobiles, en pratiquant des activités déconnectées, comme la lecture, les activités physiques ou les rencontres sociales.

Concernant la régulation, l’Union européenne a fait des pas importants en mettant en place deux instruments complémentaires, le Digital Service Act (DSA) et le Code of Practice on Disinformation. Le DSA repose sur un principe fondamental : ce qui est illégal hors ligne est aussi illégal en ligne. Cela vise à encadrer les activités illégales telles que la pédopornographie en ligne, mais aussi à lutter contre la désinformation, la manipulation de l’attention et les comportements nuisibles. Le DSA établit la responsabilité des plateformes et vise à construire un espace numérique qui respecte la vie privée et les droits des utilisateurs. Le Code of Practice on Disinformation complète le DSA car il vise plus particulièrement à lutter contre les désordres informationnels qui se propagent rapidement en ligne mais ici on est sur une approche volontaire et la tendance des grandes plateformes américaines est à se désengager de ce texte comme X et Google pour sa plateforme YouTube, par exemple.

De plus, les utilisatrices et utilisateurs doivent être mieux informés de la manière dont leurs données sont collectées et utilisées par les plateformes, ainsi que sur l’impact qu’ont les algorithmes sur leur expérience en ligne. Cela leur permettrait de faire des choix plus éclairés et de comprendre les dynamiques à l’œuvre derrière les contenus qu’ils voient. J’ai donné un cours récemment sur l’éthique des algorithmes et des plateformes, toutes les étudiantes et étudiants ont levé la main quand j’ai demandé qui a un compte sur un réseau social. A peine deux ou trois personnes ont levé la main quand j’ai demandé combien avaient lu les conditions d’utilisation, où toute une série d’informations sont déjà bien présentes.

Voilà aussi pourquoi il est essentiel de promouvoir une meilleure éducation numérique pour encourager une consommation plus critique et responsable des réseaux sociaux, en apprenant dès le plus jeune âge à reconnaître les biais, les manipulations, et les dangers liés à ces plateformes. Personnellement, je suis peu présente sur les réseaux sociaux et les utilise à des fins de recherche critique. Un jour, un étudiant en journalisme m’a dit que je n’existais pas parce que je n’ai pas de compte personnel sur Facebook. Je trouve cela assez incroyable de se dire que l’on ne peut pas exister en dehors des pixels d’un écran.

Par ailleurs, il existe aussi des solutions pour avoir une vie sociale en ligne un peu moins intrusive. C’est d’ailleurs là que l’éducation aux médias numériques devient essentielle, car elle permet aux individus de faire des choix plus réfléchis. En apprenant à gérer leur présence en ligne de manière plus consciente et critique, les utilisatrices et utilisateurs peuvent privilégier des plateformes respectueuses de leur vie privée, ajuster leurs paramètres de confidentialité ou encore limiter leur exposition à certaines formes de contenu. C’est aussi la meilleure manière de protéger son bien-être mental et émotionnel face à l’emprise que peuvent avoir les plateformes.

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